Après l’union sacrée du premier confinement, le deuxième a dès son premier jour des allures de lassitude.On n’applaudit plus, on ne salue plus les soignants ; la même lassitude a paru étreindre notre président, qui s’est contenté de nous redire, d’un air navré, « c’est la France ». Sans doute, par « France », entendait-il celle qui compte à ses yeux, depuis le premier jour de sa campagne : celle qui fait de l’argent.
Mais il y a une autre France, qui mérite tout autant d’incarner ce nom fragile et vieillissant de « France » : celle qui lit. Celle-là n’est plus objet, pendant ce deuxième confinement si hâtivement décidé, de la sollicitude présidentielle, comme si le Président avait à son tour été submergé par les chiffres et en oubliait les lettres. Il faut pourtant savoir ce que l’on veut : la crise dans laquelle nous rentrons, et qui est inévitable, décidera demain de la fermeture non plus temporaire, mais définitive, de centaines de milliers de commerces et d’entreprises. Il faut savoir, tant que la dictature des géants numériques n’est pas encore advenue, si on veut au moins laisser aux hommes une infime chance de se battre. De se battre par les actes, en faisant exister des librairies pour sauver (ou l’essayer) les libraires, et de se battre par les mots, en faisant exister des livres pour sauver la pensée des hommes. Le matraquage des réseaux et des JT est proprement une décérébration. S’il demeure une chance pour l’homme contre les énormes bêtes à chiffres, c’est dans la parole. Reste à savoir si l’on a finalement choisi de museler la parole, et si la camisole psychiatrique est préférée (après le travail, bien sûr) pour tous et pour chacun.
Fermer les librairies, c’est en définitive déclarer la guerre, non au virus, mais à la conscience humaine. Effectivement, M. Véran, c’est un « commerce non-essentiel ». Quant à la solution de fortune qui semble s’esquisser, à savoir le désormais répertorié « Click and collect », même si je le soutiens, il continue par d’autres moyens le travail d’arraisonnement et de lissage que produisent les Gafam avec leurs algorithmes : il drainera les lecteurs vers les mêmes livres, et empêchera ce qui fait la vraie magie des librairies, à savoir la découverte de l’inconnu dans les étalages et les conseils du libraire. Un livre sur deux est acheté par un lecteur qui ne s’y attendait pas. Il est proprement suicidaire de livrer pieds et poings liés toute une culture à cette prison dont elle a confié la construction virtuelle à ses informaticiens. Car c’est cela, en définitive, qu’un algorithme : la prison de ce qui est toujours déjà là, empêchant qu’advienne le nouveau. Si Baudelaire avait au moins « le fond de l’inconnu » pour « trouver du nouveau », nous n’avons même pas sa chance – sinon, peut-être, dans la mort. Est-ce ce que nous voulons ?